CORPUS NOSTRADAMUS 225 -- par Patrice Guinard

Le quatrain I.31 et les premiers pas de Torné-Chavigny


Henri Torné-Chavigny, le premier grand interprète des Prophéties, avait compris que Nostradamus a non seulement prédit, mais aussi jugé l'événementiel en son oeuvre majeure. En 1860, quand il entreprend son Histoire, un colossal essai d'éclaircissement des quatrains oraculaires, il ne connaissait et n'avait prêté sérieusement attention à Nostradamus et à son oeuvre que depuis deux ans. En 1861 et 1862 paraissent les deux autres volumes de son Histoire, l'un consacré à Louis XVI, à l'intervalle révolutionnaire, à Napoléon et à la Restauration, une période courant sur une cinquante d'années (1774-1830) et d'inspiration majeure pour le voyant provençal, l'autre volume consacré aux siècles précédents, de Henri II à Louis XV. Le premier volume est une sorte d'introduction au projet et coïncide avec les années d'enfance et de jeunesse de Torné durant le règne de Louis-Philippe auquel Nostradamus aurait consacré 37 quatrains, ce qui semble excessif pour un tel règne. Et des six quatrains de la centurie VIII, retenus par Torné, je n'en ai trouvé aucun qui convenait véritablement à Louis-Philippe (cf. mon ouvrage de 2011).

En page première de son premier volume, Torné évoque quelques principes d'exégèse qu'il nomme "déclarations formelles du traducteur", parmi lesquelles la substance et la construction latines des quatrains ("Le Prophète a écrit en latin avec des mots français, il a même employé des mots latins ; la construction de sa phrase est latine..."), ce que son prédécesseur Chavigny avait compris, allant même jusqu'à retranscrire en latin le texte français dans son Janus (1594). Il invoque aussi des groupes de quatrains successifs censés se rapporter à un même personnage ou à une même époque : de fréquents doublets de 2 quatrains (cf. aussi Brind'Amour et Prévost), mais aussi des séries de 3, 4, 5, voire davantage de quatrains successifs (ici V.68-69, VI.13-14, VI.83-84, VIII.81-82 pour les doublets, et V.3-10, VIII.42-44 pour les séries). Ce principe est faux et n'est à mon sens jamais applicable : à l'inverse j'ai montré que Nostradamus s'est amusé à ordonner ses quatrains successifs avec des mots ou expressions communs de l'un à l'autre, ou encore dans un contexte en apparence identique, dans le seul but de piéger les exégètes superficiels ou trop pressés, et que la prétendue loi des séries et des doublets n'était qu'un trompe-l'oeil organisationnel voulu de l'agencement des Prophéties.

Un autre présupposé de Torné, partagé par la quasi totalité des interprètes qu'ils soient d'école futuriste ou passéiste, est la permanence des symboles employés. Je pense à l'inverse que ces représentations symboliques sont variablement employées par Nostradamus en fonction du contexte. Le grand Empire, l'Aigle, le grand Neptune, le Coq, ou le jeune prince ne sont pas forcément les mêmes d'un quatrain à l'autre, et moins encore dans des quatrains successifs. Le "grand coq au cercueil" (Napoléon) du quatrain VIII.5 n'est pas le coq du présent quatrain I.31, mais Napoléon est bien l'Aigle de ce quatrain, et non Charles Quint comme le croit Brind'Amour.

Parmi les 37 quatrains étudiés au premier volume de Torné, le dernier est un apocryphe : le quatrain des licornes a été introduit dans le corpus versifié par une édition lyonnaise en 1627. Et le premier étudié (I.31) est problématique, et reste à ce jour mal expliqué. Autrement dit le choix était malheureux. En voici le texte dans la première édition (1555) :

Tant d'ans les guerres en Gaule dureront,
Oultre la course du Castulon monarque,
Victoire incerte trois grands couronneront
Aigle, coq, lune, lyon, soleil en marque
.

Diérèse au ly-on. La première interprétation historique de Torné, fort imparfaite, a au moins le mérite d'avoir approximativement identifié les protagonistes : "Tant d'ans en France les guerres civiles dureront que, outre la course des armées de la Liberté à l'intérieur, elles couronneront, par le triomphe momentané des partis, trois dynasties : celle de l'Aigle (des Napoléon), celle du Coq (de L. Philippe), et celle des trois frères rois, ayant pour marque dans les quatrains les mots : Lune (Charles X), Lyon (Louis XVIII), Soleil (Louis XVI)." (L'Histoire prédite et jugée, 1860, p.2).

Le vers 2 est la clef du quatrain. Le terme Castulon se rapporte trois fois au latin : au site de Castulo près de l'actuelle ville de Linares en Andalousie, où le carthaginois Hasdrubal Barca (le frère d'Hannibal) vainc les armées romaines lors de la bataille du Bétis en 213 BC. Victoire incertaine, mais il faudra attendre cinq ans avant que Scipion l'Africain l'emporte sur Hasdrubal à Baecula, marquant le début de l'installation romaine en Espagne méridionale. Mais la castula latine est aussi une tunique courte de femme que Torné assimile au vêtement symbolique de la République française et de la statue de la Liberté. Le "Castulon monarque" serait selon lui et Le Pelletier qui le suit (1867, p.170) le représentant de la République, vêtu de quelque redingote, fort prisée durant la période révolutionnaire (encore qu'on comprend mal dans ce contexte qui en serait le monarque). Mais le "Castulon monarque" est encore et surtout Louis XVI, le roi emprisonné dans une sorte de château fortifié (latin castellum), la Tour du Temple qui était la grande commanderie templière parisienne, démolie par Napoléon en 1808.

Le sujet du verbe "couronneront" au vers 3 sont les guerres du vers 1 : ce sont elles qui hisseront sur le trône successivement Bonaparte, Louis-Philippe (après la révolution de juillet 1830) et Napoléon III (après la révolution de 1848). Ainsi les trois derniers souverains français, hormis les deux derniers Bourbons et frères de Louis XVI, se seront installés en de nouveaux régimes (Empire, Monarchie de Juillet, République) à l'issue de conflits sanglants. Par une victoire incertaine, car ces régimes seront éphémères : environ 10 ans pour l'un, et 18 ans pour les autres.

Le dernier vers est resté problématique, et il n'est pas évident qu'il faille intégrer les derniers Bourbons au quatrain comme le croit Torné. Cependant s'il fallait agréger aux trois souverains du vers 3 les deux derniers Bourbons qui règneront une quinzaine d'années entre la chute de Napoléon et l'avènement de Louis-Philippe, leur ordre de succession ne peut être que celle énoncée à distance de virgules dans le quatrain : AIGLE, COQ, LUNE, LYON, SOLEIL. Napoléon l'Aigle. Louis XVIII le Coq (rétabli après l'intermède napoléonien comme en témoignent le verso des jetons de police d'argent, cuivre et laiton gravés par F. Galle durant son règne). Charles X la Lune (car accédant au pouvoir à la mort de frère lors d'un carré Soleil-Lune, le Soleil en Vierge le 16 septembre 1824 comme l'était sa Lune natale ; mais la vision nostradamienne irait-elle si loin ?) Louis-Philippe le Lion (car proclamé roi des Français le 9 août 1830, le Soleil au milieu du signe du Lion). Napoléon III le Soleil (peut-être parce qu'il est né sous une conjonction Mars-Soleil à l'entrée du signe du Taureau -- une justification bien spécieuse). Je reste sceptique quant à la validité de cette interprétation pentacéphale, d'autant plus que le nombre du quatrain indique une unité et trois dizaines, et non cinq.

L'éclaircissement du dernier vers est plus simple et plus logique ; il suffit de le lire et comprendre en respectant la césure : Aigle et Coq marqués par la Lune, Lion marqué par le Soleil. L'Aigle c'est Napoléon qui le portait sur ses armoiries, le Coq c'est Louis-Philippe qui le prendra effectivement pour symbole, et le Lion c'est Napoléon III, car il est le dernier monarque et le premier président de la République française, mais surtout aussi en raison de sa politique pro-anglaise dont les armoiries sont précisément léoniennes. Les deux premiers régimes, lunaires car éphémères, se sont éteints ; le troisième, solaire et désormais présidentiel, perdurera sous diverses séquences. Ainsi les guerres civiles ne cesseront pas en France après la Révolution, et succédant aux péripéties advenues à Louis XVI, le "Castulon monarque" emprisonné à la Tour du Temple, elles permettront à trois souverains d'être couronnés, lesquels délaisseront l'emblème monarchique de la fleur de lys pour un symbole animalier : l'Aigle (Napoléon), le Coq (Louis-Philippe) et le Lion (Napoléon III).

 
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Patrice Guinard: Le quatrain I.31 et les premiers pas de Torné-Chavigny
http://cura.free.fr/dico8art/1805q131cn225.html
12-05-2018 ; rev. 22-12-2018
© 2018 Patrice Guinard