CORPUS NOSTRADAMUS 138 -- par Patrice Guinard

Nostradamus devant l'Inquisition en 1538

 
En 1913, Oswald Fallières et le chanoine Antoine Durengues éditent un manuscrit in-octavo trouvé aux Archives de l'Évêché d'Agen : Inquisitions faites par l'inquisiteur de la Foy, à Agen (cote: G 29 ; cf. Fallières / Durengues, "Enquête sur les commencements du protestantisme en Agenais", in Recueil des Travaux de la Société d'Agriculture, Sciences et Arts d'Agen, 2e série, T 16, Agen, 1913, p. 213-386 ; Gallica ; cité par Dupèbe, 1983, p.149 -- qui ne s'interroge guère sur le contenu du document) :

Le 11 mars 1538 (1537 anc. st.), le chirurgien Arnauld Durand témoigne à Agen devant les autorités inquisitoriales toulousaines, qu'un religieux du couvent de l'observance d'Agen, le frère Espaigne, lui aurait dit, il y a environ trois ans [mars 1535], qu' "ung médecin nommé Me Micheu de Notre-Dame luy avoit dit qu'ils fesoient leur Dieu desd. ymages et il en fesoit ungs diables." (déposition 28, p.285)

Le témoignage indirect date de 1538 et se rapporte à l'année 1535 environ : un frère bavard aurait confié au chirurgien rapporteur, peut-être un confrère jaloux, voire humilié en privé par le médecin pour son incompétence (cf. ce que Nostradamus pense de la médecine à son époque in TFC, CN 19), des propos que Nostradamus aurait tenu devant lui, lesquels propos s'apparentent à une profession de foi protestante : adorer les images et représentations en place du vrai Dieu.

Deux jours plus tard, le 13 mars 1538, sont convoqués trois religieux pour être auditionnés par Louis de Rochette au bureau de l'inquisition d'Agen. Le frère Jean de Saint-Rémy (portant donc le même nom que le bisaïeul maternel de Nostradamus), âgé de soixante ans, de l'ordre de Saint-François d'Agen, déclare avoir été présent au couvent de l'observance, il y a quatre ans (mars 1534) à une époque où il prétend qu'il ne savait déposer (!) : Alors qu'il confectionnait des médaillons en étain, "surbint Me Micheau de Nostre Dame, médecin, pour lors demeurant dans la présent[e] ville d'Agen [en 1534] et à présent au Port Saincte Marie, lequel dict aud. qui deppouse : que faisoit il là ; car en faisant lesd. ymaiges, il faisoit des diables." (déposition 53, p.336).

Ce témoignage confirme le précédent, et donne des précisions sur la nature des "images" et sur les dates. Le témoin semble bien renseigné sur Nostradamus.

Le frère Jehan Baranguyer (ou Baranguié), âgé de trente cinq ans et de l'ordre de Saint-François d'Agen comme son aîné, ajoute que "deux ou trois jours après" [Nostradamus] "dict aussi aud. qui deppouse, que s'il estoyt en sa puyssance il fairoit abattre toutes les ymages des églises esquelles églises ne demeureroit que le crucific" (déposition 54, p.337)

Ce (faux) témoignage, probablement par un jeune frère espérant du grade, en rajoute sur le précédent, et on peut douter de sa véracité. On voit mal Nostradamus revenir au couvent quelques jours après pour aggraver ses déclarations, et les propos rapportés ne ressemblent guère à l'expressivité souvent énigmatique du provençal.

Le troisième témoignage du frère Jehan Vernhandi n'est guère plus convaincant (déposition 55). Alors que les précédents témoins insistaient sur l'expression laconique des propos de Nostradamus, celui-ci, aussi présent à ses dires sur les lieux, prétend que c'est Nostradamus qui se serait trompé de nom (s'adressant au frère Saint-Rémy en le prenant pour le frère "Espainhe", alors que le chirurgien Durand disait seulement que le frère Espaigne lui avait confié les propos de Nostradamus, environ un an après les faits) et qu'il aurait tenu devant ces témoins des propos théologiques argumentés (citant l'Exode et Paul) dignes des prédicateurs réformés. Cet autre faux témoignage semble clore le dossier de l'inquisition et désigner Nostradamus comme une victime idéale, mais semble-t-il protégée et avertie par l'inquisiteur en charge du dossier, Louis de Rochette (ou Rocheto), favorable aux accusés parmi lesquels figuraient aussi, soupçonnés d'hérésie et d'engagement luthérien, Sarrazin qui suit, Scaliger, et son cousin par alliance (fils de la tante de sa femme Andiette, de même prénom qu'elle) Pierre de Secondat (1490-1560), conseiller du roi et trésorier général des finances.

En effet, suite à l'audition d'un témoin relative au régent des écoles d'Agen Philibert Sarrazin (cf. la déposition 3, datée du 6 mars 1538), le luthérien, mentionné au TFC de Nostradamus, fuit Agen dès le 10 mars 1538. Nostradamus en aura fait autant au même moment, laissant femme et enfants sur place. Mais la situation se précipite et s'aggrave pour l'inquisiteur de la foi Louis de Rochette, qui se retrouve condamné à être pendu et brûlé vif le 10 septembre 1538 à Toulouse. Le malheureux est exécuté le jour même (cf. les nombreuses autres victimes de l'inquisition toulousaine, souvent sur dénonciation : le luthérien Jean de Caturce condamné au bûcher le 23 juin 1532, Etienne Dolet expulsé en juin 1534, quatre cents "sorcières" brûlées en 1577 (selon le toulousain Pierre Grégoire et le bordelais Pierre de Lancre ; CN 228), puis Vanini le 9 février 1619 après qu'on lui ait coupé la langue, etc.).

C'est sans doute le même Philibert Sarrasin (ca. 1500-1573), marié le 8 mai 1543 avec Louise de Genin, que Nostradamus retrouve à Lyon après la déclaration de la peste par les autorités municipales en avril 1547, selon le récit dithyrambique et en partie inventé par Eugène Bareste en 1840, et repris par Le Pelletier (1867), Marius Audin dans la Revue d'histoire de Lyon (1911) et d'autres, et non son fils Jean-Antoine qui naissait à Lyon le même mois ! La confusion sur les prénoms provient des Mémoires de Jean Astruc (1767, p.314). Bareste conclut ainsi son rapport erroné : "Un mois après la joie était peinte sur tous les visages : le fléau dévastateur n'existait plus et le docteur Nostradamus, comblé d'honneurs et de présens retournait triomphalement à Salon, escorté des autorités de la ville que sa science et son dévouement avaient sauvée." (p.30). Or il n'est pas attesté que Nostradamus ait résidé à Salon avant son mariage en novembre de la même année !

Dans son Traité des Fardements et Confitures, Nostradamus donne en 1552 un intéressant témoignage sur Sarrazin, prévoyant à l'occasion que l'implantation protestante dans la région lyonnaise sera de peu de durée : "La non pareille cité de Lyon estoit [il] n'y a guieres pourveue d'un notable personnaige de incomparable sçavoir, qui est Phil. Sarracenus, qui des miens premiers principes moy [de]ja aagé l'avois instigué, que j'ay ouy dire qu'il s'est retiré à Ville Franche : illi nec invideo ["là-bas je ne lui veux aucun mal"] : mais il me semble que veu sa doctrine, qu'il ne devoit aller là : car leur regne ne sera guieres durable." (TFC, éd. Volant, 1555, p.219). Le pronom "leur" marque dès cette époque un détachement de Nostradamus envers l'engagement réformé, contrairement à ce que croient un Dupèbe et d'autres. Sarrazin se retire à Genève en 1551, au service de Calvin et de Viret (Brind'Amour, 1993, p.117).

Nostradamus habitait près d'Agen en 1534. Il était installé à Monbran (près de l'actuelle allée Nostradamus), dans une modeste propriété, la Faisande dite de Gaspard, dont subsistaient encore quelques pans de murs en 1897 selon Jules Serret (Bagatelle et les villas de la banlieue d'Agen (1525-1897), Agen, 1897, p.12). La Faisande était située juste en face du domaine dit de Vivès (puis de Vérone) d'environ 37 hectares, l'une des propriétés de son ami Scaliger, reçue en dot à son mariage, le 13 avril 1529, avec Andiette de La Roque, née en 1513, petite-fille de Bertrand (décédé en 1519) et fille d'Alain de La Roque Loubéjac, seigneur de Vivès, décédé en 1518 (Magen, 1873 ; Momméja, 1908 ; & al.). A Monbran, Nostradamus avait aussi pour voisin Matteo Bandello, nommé évêque d'Agen en 1550. Il aurait reçu la Faisande en dot lors de son mariage en mars 1532 avec Henriette d'Encausse, qu'on a supposé être une amie de la femme de Scaliger, à peine plus jeune qu'elle, donc née vers 1515. L'érudit agenais Jules Serret signale le contrat de mariage d'Henriette d'Encausse avec Michel de Nostradame pour le mois de mars 1531 (1532 nouveau style ?), enregistré par Maître Jean Bordini (Bordoni ?, un proche parent de Scaliger). Philippe de Latour se demande si Henriette, ne serait pas originaire d'Encausse-les-Thermes près de Saint-Gaudens, et la fille de Roger d'Encausse et de Bonnefemme de Thèbes et la jeune soeur de Pierre Raymond d'Encausse, recteur de Plaisance puis d'Aspet, et chanoine de Comminges en 1525 (1993, p.223). Il existe néanmoins une autre possibilité, toulousaine, dans la région de L'Isle-Jourdain : on y trouve Encausse à 12 km au nord, et aussi La Roque lieu-dit à proximité de Saint-Loube à 25 km au sud (lieu d'origine de la famille d'Andiette de La Roque Loubéjac, la femme de Scaliger et amie d'Henriette, quoique Joseph Juste Scaliger la dise originaire du Quercy ?)

[Henriette se serait suicidée en 1536 après le décès de ses deux enfants, Michel et Véronique, décimés par la peste à un moment où Nostradamus était retourné à Montpellier, selon Richard Toussaint, épaulé par la médium Véronique Lehmann (Oeuvre et clé de Nostradamus, Avignon, Arts et Systèmes, 1994, p.47 et Les Maîtres de Nostradamus, Paris, Publibook, 2003) ...]

Nostradamus aurait déménagé pour Port-Sainte-Marie avant mars 1538 (probablement courant 1537, et en raison des dénonciations orales qui ne seront consignées qu'en 1538). Les propos qui lui sont attribués par le médecin chirurgien Arnauld Durand peuvent avoir été véridiques en raison de leur nature concise et imagée (dans le style du provençal). Le chirurgien aura voulu se venger de son confrère, suite à une querelle personnelle. Mais il n'est pas exclu qu'ils ne relèvent de la diffamation. Suite à la menace inquisitoriale, Nostradamus aura probablement fuit la région agenaise, comme Sarrazin, dans les jours qui suivirent les dépositions, à moins qu'il n'ait trouvé refuge à Nérac, fief des lettrés protestants. C'est de cette époque que date la traduction versifiée d'Horapollon que Nostradamus dédie à la jeune princesse de Navarre Jeanne d'Albret (cf. CN 28). Le dossier inquisitoire est ensuite transmis à Toulouse, puis confié à Bordeaux à trois conseillers au parlement dont Arnauld Le Ferron, un ami de Scaliger (Lacoste, 2000, p.333). Lorsque Nostradamus repasse par Agen l'année suivante, il trouve sa femme et ses enfants décédés. On a dit que la peste avait fait des ravages. Ce point reste à vérifier, et d'autres causes sont envisageables.
 
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03-03-2011 ; updated 19-02-2019
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