CORPUS NOSTRADAMUS 129 -- par Patrice Guinard

La découverte d'une nouvelle édition des Prophéties datée de 1561 et la signification des 38 articles
 
Cet article du CURA (publié le 22 septembre 2010 au dernier jour de la Biennale) est depuis paru au Bulletin du Bibliophile sous le titre éditorial "Nostradamus en son siècle. Exceptionnel ensemble d'éditions des Prophéties et des Pronostications. 1555-1591" (2011.2, p.383-387).
 
Cinq nouveaux exemplaires des oeuvres de Nostradamus ont été mis en vente lors de la XXVe Biennale des Antiquaires qui s'est tenue au Grand Palais du 15 au 22 septembre 2010. La librairie Thomas-Scheler a édité à cette occasion un précieux catalogue de 64 pages. Les ouvrages retrouvés comprennent une édition Benoît Rigaud datée de 1568 (une édition A : cf. CN 38), le seul exemplaire complet d'une édition Benoît Rigaud imprimée vers 1591 (une édition Y : cf. CN 38), le troisième exemplaire connu des Prophéties imprimées par Macé Bonhomme (second tirage de 1555 : cf. CN 25), et un recueil factice comprenant cinq unica, à savoir les éditions lyonnaises des pronostications pour 1558 et 1560 (cf. CN 58 et CN 95), l'édition lyonnaise de La premiere invective contre Monstradamus du pseudo Hercules le François (cf. CN 57), et deux pronostications lyonnaises dont la vignette au frontispice de la première permet de mieux comprendre la filiation de certaines éditions parisiennes controuvées d'oeuvres de Nostradamus parues au début des années 60 (cf. CN 25 et CN 55). Mais l'ouvrage essentiel de cet ensemble reste à mes yeux l'édition des Prophéties mis au nom de la veuve Buffet.

Les Propheties
Dont il y en a trois cents qui n'ont encores esté imprimées, Reveues & additionnées par l'Auteur pour l'An Mil cinq cens soixante & un, de trente huict articles à la derniere Centurie

Paris, "veufve N. Buffet" [Jean Moreau], pres le College de Reims, "1561" [1563], in-16, 64 ff.


° CAT Librairie Thomas-Scheler, Sept. 2010, n.4
L'exemplaire (6,6 × 11,7 cm) est un peu court de marges (cf. notamment en bas de page un quatrain manuscrit amputé d'un vers après II-64A, et au titre l'article "LES" manquant avant "PROPHETIES". Il manquerait sous l'adresse de l'imprimeur la mention "Jouxte la coppie imprimee, l'an 1557" (?) : cf. CN 25, #12).

Composition de cette édition :
- A1r : page de titre
- A1v-A8r : préface à César datée du 1er mars 1557 (lettrine T en A1v)
- A8v-C1r : Centurie premiere (lettrine E en A8v)
- C1v-D3r : Centurie seconde
- D3v-E4v : Centurie tierce
- E5r-F2r : centurie quarte (53 quatrains)
- F2v-F6v : centurie quarte (47 quatrains), Propheties "adjoustees oultre les precedentes impressions"
- F7r-G8r : centurie cinquiesme
- G8v-H7r : centurie sixiesme (71 quatrains)
- H7v-H8v : centurie septiesme (12 quatrains : 72 n.ch. à 81, 81 [pour 82], 82 [pour 83]), Propheties "adjoustees nouvellement"
 
veufve N. Buffet, 1561, lettrine T    veufve N. Buffet, 1561, lettrine E
veufve N. Buffet, 1561, by courtesy of the Librairie Thomas-Scheler


Michel Scognamillo, l'auteur du catalogue, s'appuyant sur le résultat de mes recherches concernant les éditions dites facétieuses parues sous la Ligue ( CN 65, puis aux pages 65-82 du numéro 129 de la RFHL, Bordeaux, 2008), en conclut à une édition controuvée contemporaine des précédentes. En effet je notais à la page 82 de la RFHL qu'au quatrain VI 71 (le dernier de la sixième centurie), le vers "On le verra bien tost apparenté" remplaçant l'original ("Celuy qui moins le viendra lamenter") et complétant le premier vers du quatrain ("Quand on viendra le grand Roy parenté") pourrait faire "allusion au rapprochement entre Henry III et Henry IV avant l'assassinat du premier durant l'été 1589". Or ce vers appartient à l'édition de 1561, et l'interprétation que je proposais tombe à l'eau. Celui que l'on cherche à "parenter" ne serait autre que le roi Charles IX qui n'avait que dix ans au début de l'année 1561, et treize ans en 1563 l'année où il est officiellement déclaré majeur (cf. CN 93). Il en résulte que tant qu'une interprétation solide n'est pas acquise pour l'ensemble d'un quatrain, il vaut mieux éviter de raisonner sur quelques vers isolés.

Car l'édition Buffet est une édition authentique, c'est-à-dire imprimée au début des années 60, et non une édition ligueuse antidatée comme il est annoncé au catalogue. Rappelons que la veuve de Nicolas Buffet, i.e. Valérienne Malet, suite aux plaintes déposées par Guillaume Le Noir, a été épinglée par la justice pour avoir fait imprimer de faux Brotot. Son imprimerie est saisie, et dans les années qui suivent, elle récidive avec d'autres outils (cf. CN 74).

La vignette au titre est proche de celle de l'Almanack for 1563 (London, John Wallye), mais très différente de celles redessinées plus tardivement (cf. CN 55). La pagination est différente de celle des éditions ligueuses de 1588-1589 (5 quatrains + 2 lignes par page en 1561 versus 5 quatrains + 3 lignes par page en 1588-1589). La mention au titre de la préface de "M. Michel Mostradamus" s'inspire de La premiere invective contre Monstradamus, parue sous le pseudonyme d'Hercules Le François en 1557 puis 1558. Elle a été corrigée à cet endroit par les éditions ligueuses.

L'exemplaire retrouvé est mal encré. Il est probable que les imprimeurs ligueurs parisiens ont eu en mains un exemplaire semblable qui les obligèrent à inventer par endroits (cf. CN 65 et l'image qui suit).
 
celestes retourneront a se mouvoir
 

Les variantes rapprochent le texte de la contrefaçon "Du Rosne" datée de novembre 1557 (cf. CN 106), plus que de l'édition Roffet de 1588, et plus encore que de l'édition Ménier de 1589. Sur un échantillon de cinq pages, contenant les quatrains II 59-64, VI 65-71, VII 72-75 et 81-82, on relève environ 18 différences significatives avec l'édition Ménier de 1589, encore 15 avec l'édition Roffet de 1588, mais 7 seulement dans les vers de la contrefaçon datée de novembre 1557, qui suivent :

II 59 B tridens =88 =57, C grand =57
II 60 A hunicque
II 64 A Seicher =57

VI 65 A guerres =88, C Quand le sepulchre
VI 66 A seulz=57, roy =88 =57, C estaiuct, D bende =57
VI 67 D ennemys
VI 68 A Monts =57, lyez, D Champaigne =57
VI 69 B Iuppiter
VI 70 D victeur =57 (et non vigueur)
VI 71 C "On le verra bien tost apparenté" (=)
VI 71 D lyons =57

VII [72 n.ch.] C mal content =57

On peut poursuivre la comparaison avec des quatrains qui n'apparaissent pas dans la contrefaçon de novembre 1557 :

VII 74 B l'enclos, D rainerie
VII 75 D grandz dens
VII 81 [80] C Gris =88, blancz, D demis
VII 82 [83] A cault, & timidité =88

Il s'en suit la filiation suivante : contrefaçon dite "Du Rosne" de novembre 1557 [ca. 1560] => édition veuve Buffet de 1561 => édition Roffet de 1588 => édition Ménier de 1589, etc (ce qui confirme ma filiation des éditions exposée au CN 71).
 
Propheties, 'veufve N. Buffet', 1561, photo PG 17/09/2010
 

Les 38 articles

Il résulte de l'intitulé de cette édition, que sa jumelle parisienne, imprimée par Barbe Regnault et datée du début de l'année 1561, ne devait pas plus porter au titre la mention "lesquelles sont en ceste presente edition" rajoutée par les éditions ligueuses, et les "trente neuf articles" au titre des éditions ligueuses pourraient aussi être un rajout tardif, comme les six quatrains controuvés rajoutés. Le dispositif mis en place par les éditions parisiennes du début des années 60 aurait été de retrancher simplement deux quatrains et d'annoncer leur nombre au titre (à savoir 38 "articles"), par rapport à la véritable seconde édition Antoine du Rosne à 40 quatrains, laquelle en avait retranché deux de la première, à 42 quatrains. Les chargés d'édition et commanditaires des éditions ligueuses seraient responsables de l'organisation des quatrains au nombre de 588/589, présentés dans ces éditions comme un agencement ingénieux sorti des presses parisiennes en 1588 et 1589. Les éditions datées de 1561 ne comportaient que 582 quatrains annoncés (se terminant au quatrain 82 de la centurie "septiesme"). Les six quatrains écrits selon Ruzo à l'intention de Catherine de Médicis sont des quatrains apocryphes datant de la Ligue. Ils permettent de parachever le dispositif imaginé à cette époque (cf. CN 65).

Ni les auteurs du Catalogue Gersaint, ni Brunet, qui sont les seuls à avoir eu en main l'édition Regnault datée de 1561, ne précisent que 39 quatrains sont ajoutés au titre. L'édition Regnault, contemporaine de l'édition Buffet, ne mentionnait probablement que 38 "articles" à la dernière centurie, ramenant le nombre de quatrains imprimés à 582, c'est-à-dire à 60 de moins que l'édition Du Rosne à 642 quatrains, et en principe à 58 de moins que l'édition Du Rosne se terminant au quatrain 40 de la centurie VII. Autrement dit, ces 60 et 58 quatrains soustraits correspondent aux 60 et 58 quatrains supposés manquants à la dernière centurie dans les authentiques éditions Antoine Du Rosne. Je crois que c'est cet agencement qui a pu inciter les imprimeurs parisiens des années 60 ou leurs commanditaires à faire paraître leurs éditions tronquées. Les contemporains de Nostradamus étaient informés des agencements numérologiques mis en place par l'astrophile dans les éditions successives de son ouvrage, contrairement aux exégètes des siècles ultérieurs qui continuent à les ignorer. Et les imprimeurs parisiens de la Ligue, on l'a vu, parachèveront "l'oeuvre" de leurs aînés.

Mais il est d'autres raisons encore expliquant ce dispositif. En mai 1553 apparaissent, quelques semaines avant le décès du jeune Édouard VI d'Angleterre, les 42 articles de la religion synthétisant la position de la doctrine anglicane et de l'Église d'Angleterre. Ils furent peu diffusés. En 1559 est élaboré un texte similaire par Jean Calvin à l'issue du premier synode national qui s'est tenu à Paris le 25 mai 1559 : la Discipline calviniste comprenait 40 articles. Les éditeurs parisiens du début des années 1560, ou leurs commanditaires, ont sans doute remarqué la coïncidence entre ces 42 et 40 articles (de foi) de la nouvelle religion, et les 42 et 40 quatrains des Prophéties laissant la septième centurie inachevée.

Or cette question des "articles" de la nouvelle religion ne commence à être débattue hors des cercles religieux qu'à partir de 1560, et ce n'est qu'en janvier 1563 (1562 anc. style) que sont arrêtés les articles définitifs, au nombre de 38, révisés par l'épiscopat anglais et notamment par l'archevêque de Canterbury Matthew Parker et l'évêque de Rochester Edmund Gheast : ils sont imprimés en latin et édités sous l'autorité de la reine Elizabeth I : Articuli, de quibus convenit inter archiepiscopos, & episcopos utriusque provinciae, & clerum universum in synodo, Londini. an. Dom. 1562 secundum computationem ecclesiae Anglicanae, ad tollendam opinionum dissentionem, & consensum in vera religione firmandum (London, Reginald Wolf, 1563). Une révision de ce texte, qui deviendra les Thirty-Nine Articles of Religion (les Trente-neuf Articles), est adoptée par le parlement anglais et largement diffusée en anglais et en latin en 1571. (cf. l'article de W. J. Torrance Kirby : "The Articles of Religion of the Church of England (1563/1571) commonly called the Thirty-Nine Articles" in Andreas Mühling et Peter Opitz (eds.), Reformierte Bekenntnisschriften (Band 2/1: 1559-1563), Neukirchen-Vluyn, Neukirchenen Verlag, 2009, p.371-410). Aussi : "The 39 Articles. In 1563 the Edwardian Articles were revised in Convocation under Archbishop Parker. Some were added, others altered or dropped, and the number was reduced to Thirty-eight. In 1571, the XXIXth Article, despite the opposition of Bishop Guest, was inserted, to the effect that the wicked do not eat the Body of Christ." (Catholic Encyclopedia Anglicanism). L'archevêque de Canterbury Matthew Parker connaissait Nostradamus et ses livrets annuels depuis 1559 au moins (cf. CN 143).

Cette hypothèse est confirmée par une lettre de Nostradamus à de très éminentes personnes, datée du 29 juillet 1561. J. Dupèbe (1983) comme R. Amadou (1992) n'y ont rien vu, alors qu'Eugène Lhez avait remarqué dès 1961 que Nostradamus aurait probablement reçu d'Angleterre "en vue d'une étude astrologique, le projet des 39 articles rédigés sous la direction de l'archevêque Parker, puis adoptés un an plus tard, en 1562 [sic], par la reine Elisabeth, afin de définir à nouveau les principes de l'Eglise anglicane." (Clarorum virorum epistolae, lettre 28 ; Lhez, 1961, p.136). Ainsi les deux éditions parisiennes (Barbe Regnault 1561, et "veufve N. Buffet" 1561 pour 1563) attestent que des responsables parisiens étaient informés de ces transactions entre Nostradamus et l'épiscopat anglais, remplaçant "quatrains" par "articles" aux titres des éditions qu'ils ont fait paraître, au nombre de 39 en 1561, et finalement de 38 en 1563 peu après la convocation épiscopale de janvier 1563. Nostradamus avait refusé de collaborer (c'est-à-dire d'indiquer une date favorable) invoquant un mauvais contact avec l'envoyé et intermédiaire de l'épiscopat : "par Hercule" s'écrit-il "ces articles sont innombrables". Mais il ne peut s'empêcher d'annoncer à l'un d'eux une mort (prochaine ?) par empoisonnement.

Aucune autre hypothèse ne saurait expliquer le terme "articles" (pour quatrains !) au titre des éditions du début des années 60 et de la fin des années 80. L'une des deux éditions des années 60 a probablement été traduite en anglais dès 1563 (cf. l'édition londonienne William Powell, CN 25). Avant de passer le relais à son gendre Thibault Bessault en 1563, Barbe Regnault a pu faire imprimer son édition des Prophéties aux 39 articles (si ce n'est une édition antidatée imprimée par son gendre en 1563). Mais Valérienne Malet est décédée le 23 juin 1562 : c'est son gendre Jean Moreau (à ne pas confondre avec Sylvestre Moreau) qui lui succède et qui aurait imprimé avec son matériel l'édition de "1561" [i.e. ca. 1563]. Il signait d'ailleurs pour ses propres publications : "Chez la veufve N. Buffet, pres le College de Reims" (Renouard, 1965, p.61 et 313).

Les éditions datées de 1561 succèdent aux événements de 1561 et aux soupçons portés sur les publications de Nostradamus (émeutes de Salon provoquées par les Cabans en avril 1561, puis arrestation de Nostradamus par son ami Claude de Savoie, sur ordre de Charles IX, le 16 décembre 1561 ; cf. Brind'Amour, 1993, p.43 et 129-130). Les éditeurs parisiens auront voulu raviver l'image d'un Nostradamus affilié à la nouvelle religion par des éditions contrefaites parues de un à deux ans après ces événements, en prenant appui sur l'agencement des quatrains des éditions lyonnaises Antoine du Rosne.
 

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Patrice Guinard: La découverte d'une nouvelle édition des Prophéties
datée de 1561 et la signification des 38 articles

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22-09-2010 ; updated 15-08-2018
© 2010-2018 Patrice Guinard